Quiconque met la main à la charrue…

Albert Schweitzer : Sermon de l’Avent, prononcé le dimanche 18 décembre 1904,  à l’église Saint-Nicolas de Strasbourg.

« Quiconque met la main à la charrue, et regarde en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu. » Luc IX, 62.

Schweitzer, Dr Albert. Vivre : Paroles pour une éthique du temps présent (Espaces libres). Albin Michel. Édition Kindle.

Vous savez ce qui précède ce texte. Il y avait là des hommes décidés à suivre Jésus, et voilà qu’ils s’entendent interdire ce qu’ils considéraient comme naturel de faire. L’un d’eux voulait encore auparavant régler ses affaires et prendre congé des siens. Jésus ne le lui permet pas. Un autre veut d’abord aller enterrer son père, et Jésus lui déclare : « Laisse les morts enterrer leurs morts. »

Ce qu’il exige là est injuste. Mais, quand le royaume de Dieu est enjeu, ce qui paraît opportun aux yeux de l’homme naturel ne l’est plus lorsque l’essentiel doit s’accomplir.

Pendant la période de l’Avent, j’en viens toujours à me demander pourquoi Israël qui fêtait l’Avent avec tant d’éclat et qui attendait l’arrivée du Seigneur et Sauveur avec une ferveur telle que personne n’en a plus jamais ressenti de pareille depuis, – oui, je me demande pourquoi ce peuple, qui y avait été si bien préparé, fut perdu pour le royaume de Dieu. Ce n’est ni une défaillance de la piété, ni l’endurcissement du cœur qui en sont la cause, mais une piété inopportune à l’égard de la Loi et des Prophètes. Israël n’avait pas compris les signes des temps et c’est pourquoi Jésus lui-même n’a pu lui être d’aucun secours.

Une fois encore, à la sortie du Moyen Âge, une période de l’Avent s’ouvrit toute grande sur une immense espérance. Un temps nouveau s’avançait tel un cheval qui piaffe devant une charrue, les naseaux gonflés, tandis que les nuages de l’aurore naissante rougissaient le ciel – mais les hommes regardèrent en arrière vers les Pères de l’Église et les conciles, et ils ne bougèrent pas.

C’est ainsi que judaïsme et catholicisme vivent au milieu de nous, semblables à ceux qui regardent en arrière et que des considérations de piété et de sentiments innés à l’homme ont empêchés de suivre le Seigneur. Sans doute, ils conservent encore l’un et l’autre beaucoup de ferveur religieuse, noble et active, de volonté résolue et d’élans de pureté, mais toute cette piété n’est pas propre au royaume de Dieu, elle reste prisonnière des idées du passé et ce n’est pas elle qui est le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ?

J’ai peur de nous trouver en pleine période de l’Avent et de la laisser passer, parce que nous regardons en arrière. Ne vivrions-nous pas un temps de l’Avent ? J’entends des blasphèmes et des condamnations. Or n’est-il pas dit dans la Bible que lorsque redoublent blasphèmes et condamnations, les temps sont accomplis où le Seigneur réapparaîtra dans le monde ? C’est au milieu des attaques et des accusations contre l’Église du Moyen Âge que le Christ de la Réforme apparut. C’est pourquoi écoutez et tendez l’oreille : dans les ricanements et les persiflages de mépris du monde actuel contre le christianisme, n’entendez-vous pas le bruit des pas du Seigneur qui se rapprochent ? Interrogez les signes des temps : ne serait-ce pas la grande période du troisième Avent ? Ne regardez pas en arrière mais en avant, et cherchez si vous ne voyez pas se dresser devant la charrue une forme de lumière !

J’ai peur que nous ne regardions en arrière. Nous parlons beaucoup trop des réformateurs, et nous croyons ainsi insuffler à notre époque une vigueur nouvelle en faisant revivre sous toutes ses faces le temps de la Réforme avec tous ses grands hommes, comme si cela devait nous régénérer et nous fortifier dans notre propre travail. Nous fêtons trop de vieilles choses du passé et, à entendre ce qui se passe de nos jours, on aurait envie de s’écrier : « Moins de Luther ! moins de Gustave-Adolphe ! mais plus de Jésus-Christ ! »

Jamais je n’oserais prétendre que, de nos jours, nous abusons du culte des réformateurs si le Christ n’avait pas dit de ne pas regarder en arrière, et s’il n’avait pas déclaré, de sa manière abrupte, à celui qui voulait d’abord aller ensevelir son père : « Laisse les morts enterrer leurs morts » et ne te laisse pas tromper par ta piété sur ton vrai devoir dans l’immédiat. Tout dernièrement, un moine a publié sur Luther un livre outrancier et médisant1 et depuis lors il ne se passe presque pas de semaine sans que paraisse un plaidoyer pour défendre Luther, comme si c’était là la tâche du protestantisme. Et pour quoi faire ? Luther a-t-il besoin de cela ? Laisse les morts enterrer les morts ! – et abandonne au passé le temps où les anges se battaient avec le diable autour d’un cadavre : Laissez-lui le cadavre, car l’esprit vit. Les temps sont là où il y a mieux à faire que des exercices de piété.

Ne sentez-vous pas que c’est se leurrer soi-même que d’accorder de nos jours une si grande importance à certaines choses et de s’imaginer que, sous prétexte qu’elles sont dictées par notre sentiment naturel, elles sont propres au royaume de Dieu ? Voyez-vous, c’est ce « Laisse-nous d’abord » que le Seigneur couperait net avec impatience, si nous disions : « Laisse-nous d’abord discuter avec le catholicisme et quand le protestantisme se sentira assez fort en face de ses adversaires, alors on ira de l’avant ! » Ou bien : « Laisse-nous d’abord défendre le christianisme contre les accusations de la science ! » Ou bien : « Laisse-nous d’abord trouver des formules nouvelles pour réconcilier l’esprit moderne avec l’Évangile et, après cela, nous aborderons les tâches nouvelles. » Ou bien : « Laisse-nous d’abord créer de nouvelles organisations, rapprocher et unir les églises protestantes entre elles et, alors, une ère nouvelle s’ouvrira pour l’évangile. » Et voici que, à force de nous occuper des devoirs de l’immédiat, nous oublions ceux qui sont intemporels, nous esquivons l’avenir au profit du présent ; mais le royaume de Dieu est un travail d’avenir qui échappe aux incidences temporelles.

Qui d’entre nous pourrait incriminer notre époque honorable et brave sans se condamner soi-même ? Nous tous, tant que nous sommes, nous nous affairons autour de la tâche considérée comme opportune dans l’immédiat et disons : « Laisse-moi d’abord… » Ce qui nous manque, ce sont des hommes assez grands pour juger notre époque dans ses aspirations louables, assez grands pour avoir le droit de nous traiter injustement. Il nous manque les grandes figures de l’Avent. Mais le monde juge et ricane. Si injuste soit-il, nous finissons tout de même par baisser la tête et nous humilier, car en un sens il a raison : aujourd’hui, le christianisme n’est pas une force agissante, et, ne l’étant pas, il est jugé. Sans doute, la parole de Dieu est proclamée par la prédication et par le livre, mais l’Évangile est semblable aux graines merveilleuses en suspension dans l’atmosphère ; elles retombent partout mais ne lèvent nulle part, car il n’y a personne pour creuser des sillons. Alors, ce sont les oiseaux du ciel qui s’abattent sur elles et les dévorent et elles sont perdues pour le monde.

Il faut nous faire une âme de laboureur. Avant tout, labourer, c’est espérer. Que deviendrait celui qui creuse son sillon à l’automne s’il ne croit pas au printemps ! Nous non plus nous ne pouvons rien faire sans espérance, sans cette assurance intérieure inébranlable que des temps nouveaux approchent. L’espérance est une force. Autant il y a d’espérance, autant il y a d’énergie à l’œuvre dans le monde, et même s’il ne s’agit que d’un petit groupe d’hommes soutenus par une même espérance, l’ardeur de leur force est telle que rien ne peut l’éteindre et qu’elle embrase tout autour d’elle.

Ensuite, labourer, c’est se taire. Nous devrons apprendre que tous nos discours, toutes les résolutions sont sans effet et que ce qu’il faut, c’est travailler au royaume de Dieu dans le silence et l’humilité.

En troisième lieu, labourer, c’est travailler seul. Nous comptons que le salut viendra des assemblées, des congrès, de l’organisation en équipes et nous nous bernons d’illusions. Même le travail le plus riche en bénédictions, nous ne pouvons l’accomplir que seuls, et il faut que nous apprenions justement à agir seuls par nous-mêmes. Quand ils sont à plusieurs à labourer ensemble un même champ, chacun marche seul derrière sa propre charrue : ils ne se parlent pas, ils se voient de loin, mais ils se sentent près les uns des autres et unis entre eux.

Espérer, se taire, agir seul, voilà ce que nous devrons apprendre, si nous voulons vraiment travailler dans un véritable esprit de consécration. Mais en quoi consiste le labourage ? Le laboureur ne tire pas la charrue, il ne la pousse pas non plus, il ne fait que lui imprimer sa direction. Il en est de même pour les événements qui se déroulent dans notre vie. Nous n’avons rien d’autre à faire que de maintenir la bonne direction, celle qui mène à notre Seigneur Jésus, c’est-à-dire qu’à travers tout ce qui nous arrive et à travers tous nos actes, nous devrons tendre à nous rapprocher de lui. Allons à lui de toute notre âme et le sillon se creusera tout seul.

Si la force du christianisme doit rayonner autour de nous, il faut que les hommes sentent que dans toutes nos expériences et dans tous nos actes, c’est lui que nous cherchons et que ce n’est pas l’orientation naturelle des choses qui dirige notre vie, mais que c’est nous qui y traçons une voie rectiligne.

Lorsque j’étais enfant, j’aurais voulu apprendre à labourer. Je croyais que c’était facile, et qu’il suffisait de tenir les mancherons pour conduire la charrue. Mais j’ai bien dû apprendre que pour qu’un sillon se forme, il fallait peser de tout son poids sur la charrue. Et depuis lors, j’ai pu refaire l’expérience que rien ne sert dans la vie et qu’aucun sillon ne se creuse si nous ne pesons pas de tout notre poids sur le manche, c’est-à-dire si nous ne prenons pas la vie avec le poids de ses exigences. Pour moi, c’est ce poids qui représente ma part de responsabilité à l’égard de Jésus. Je voudrais que notre manière d’être révèle que nous ne nous dérobons pas aux lourdes charges de la vie et qu’à tout moment nous sommes conscients d’être responsables devant Dieu de l’opinion que les hommes qui nous entourent se font de notre existence et de notre contribution à l’établissement du royaume de Dieu au milieu de nous. Cette responsabilité n’a rien d’écrasant, au contraire : elle est source de joie et de force. Il faut que les hommes devinent en nous les luttes et les combats que nous menons pour nous rendre capables de servir dignement notre Seigneur dans le monde, afin que, lorsque nous nous sentons forts, ceux qui sont près de nous soient eux aussi vivifiés par le souffle d’en haut qui nous a traversés, – et lorsque nous sommes faibles, afin qu’ils n’outragent pas le nom de chrétien à cause de nous, car ils sauront que nous avons durement combattu. Le christianisme, en raison même de son idéal placé si haut, a besoin d’indulgence dans le monde, et elle ne lui sera accordée que si on voit en nous la marque des combats que nous avons dû livrer.

Il se passe des choses bien étonnantes lorsqu’on prend la vie « lourdement ». Celui qui se penche sur la charrue voit surgir sous le soc comme une vague verte qui se soulève et se renverse, et par une simple pression, il enfouit sous des mottes de terre toutes les herbes folles qui recouvraient le champ, alors qu’il n’aurait jamais réussi à les extirper autrement. Une douzaine d’ouvriers pourraient à peine en venir à bout en un jour, tandis qu’en marchant derrière sa charrue, le laboureur fait ce travail en quelques heures ! C’est ainsi que se renversent aussi, devant les pas de ceux qui prennent la vie « lourdement », les multiples tentations qu’ils rencontrent en chemin, et ils y réussissent mieux que d’autres, justement parce qu’ils pèsent de toute leur force pour creuser le sillon du Christ. Et partout où ils passent, ils purifient et clarifient l’atmosphère et ils aident les autres à combattre. Car combattre n’est difficile que pour ceux qui n’ont aucun but propre à rendre leur tâche ardue.

On dit couramment d’un homme qui a fortement œuvré : Il a laissé un sillage derrière lui. Et chacun sait ce qu’il a fait. Jésus nous propose autre chose : Creuser un sillon, autrement dit, faire un travail, riche en bénédictions, qui s’efface.Quand les épis ondoient sous la brise, qui verrait encore les sillons ? Et devant cette vaste mer mouvante aux reflets d’or, qui se souvient des noms de ceux qui ont tracé les sillons ? Mais ils étaient tous là, sous le ciel lugubre de l’automne, alors que la tempête mugissait et que les nuages éperdus fuyaient au ciel, et ils creusaient leurs sillons d’espérance !

De même, c’est en sentant le peu que nous sommes et en fixant nos regards sur Jésus que nous creuserons notre sillon en silence, parce que nous aurons pris la vie au sérieux, « lourdement « · Réussirons-nous ainsi à préparer la terre pour un nouvel ensemencement ? Et quand nous ne serons plus là, le sillon que nous aurons tracé disparaîtra-t-il sous la poussée de vie qui en aura jailli ?

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1Albert Schweitzer fait allusion ici à l’étude de H. Denifle, O. P., Luther und Luthertum in der ersten Entwicklung, parue en 1904, qui avait suscité une grande effervescence et de nombreuses réfutations.

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